Deux jours après sa sortie, This War of Mine avait couvert ses frais de développement. Jeu événement de la fin d’année 2014, son message universel de paix a séduit les joueurs du monde entier. Récit d’un miracle polonais chargé d’histoire.
Depuis 2009, 11bit studio a posé ses valises dans une des tours du quartier Praga, le district des artistes, au cœur de la vieille ville de Varsovie. Les architectures encore intactes du XVIIIe siècle que l’on peut y croiser jurent avec le reste de la capitale, presque entièrement détruite puis refaite à neuf après l’offensive allemande impitoyable de 1944. Quelques milliers de personnes tentèrent à l’époque de survivre dans les ruines du fameux « Paris oriental », jusqu’à la libération par l’Armée Rouge qui attendait sagement aux portes de la ville que le massacre soit terminé. Pawel Miechowski, scénariste en chef sur This War of Mine, parle d’un héritage douloureux qui leur a été légué par leurs grands-parents qui ont survécu aux bombardements et à l’exil : « Ils étaient les Robinson Crusoé de Varsovie ». D’autres membres de l’équipe, dont une partie de la famille se trouvait dans la Leningrad assiégée, évoquent quant à eux des actes désespérés de cannibalisme. Pour ces Polonais les atrocités sont encore aujourd’hui presque palpables, des cicatrices récemment ravivées par l’expansionnisme russe en Ukraine, pays voisin. Le fardeau est lourd, lancinant, imprimé dans l’inconscient collectif des descendants d’un peuple qui a souffert le martyr.
Parler autrement de la guerre
« On s’est débarrassé de tout contexte politique pour faire une expérience humaine »
_Pawel Miechowski
Pourtant, les premières œuvres de 11bit sont des jeux de stratégie – la série Anomaly – certes fantaisistes mais non moins belligérants. Ce n’est que lors d’un meeting en 2013 pour décider de leur prochain jeu que le staff va éprouver le besoin de parler de la guerre différemment. Ce jour-là, Grzegorz Miechowski, le grand frère de Pawel et président de 11bit, fait circuler le texte d’un survivant anonyme du siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne (3 ans et 10 mois) et d’une cruauté rare (plus de 13 000 décès). Une forte proportion des 5434 morts civiles est due aux suicides, aux pillages ininterrompus et aux snipers postés dans les rues de la cité. Le document consulté par l’équipe de Grzegorz, One Year in Hell, fait figure de manuel du survivant dans un environnement hostile où les hôpitaux sont saccagés, les ressources de première nécessité introuvables, et où l’argent ne vaut plus rien. Certains pourraient y voir une ébauche de game design, qui liste les éléments de base du survival game : comment s’équiper pour l’hiver, s’informer sur les positions militaires, construire un abri décent qui protège du froid et des bandits. Autant d’idées qui seront plus tard transcrites en mécanismes dans This War of Mine.
Universaliser le conflit
Mi-2014, la communication s’enclenche, les premières ébauches émergent, accompagnées par des slogans coup de poing qui feront les choux gras de la presse jeu vidéo.
Avant toutefois que ne germe le concept final, l’équipe veut en savoir plus, et tente de contacter les personnes qui ont survécu au siège bosnien. Premier obstacle, tous ne se montrent pas volontiers coopératifs. « Les gens veulent oublier, raconte Pawel Miechowski. Ils ont perdu leurs foyers, leurs proches [39% des enfants résidant à Sarajevo ont assisté à la mort d’un ou plusieurs proches, ndlr], et ils sont passés à autre chose ». Quelques-uns acceptent néanmoins l’invitation et consentent à faire le voyage pour livrer leur témoignage à Varsovie. Lorsque les rescapés se confient, l’atmosphère est solennelle, selon Pawel. Malgré le temps qui passe, le poids de l’histoire inonde l’open-space d’un silence religieux, un silence d’écoute. La même pudeur qui dictera à 11bit de se restreindre d’adapter directement les récits qu’ils ont entendu. Un « simple respect envers les personnes qui ont témoigné » selon Karol Zajaczkowski, chargé du marketing. Cette volonté d’anonymisation, 11bit va finir par en faire son crédo. Pawel veut « prouver que la guerre est partout ». Les recherches commencent donc à sortir du carcan européen pour s’étendre au conflit syrien et au siège de Homs par l’armée de Bachar Al-Assad, ainsi qu’à la bataille de Fallujah en Irak en 2004, particulièrement meurtrière pour la population civile. Diversifier pour noyer les influences. « On s’est débarrassé de tout contexte politique pour en faire une expérience humaine : il faut survivre » martèle Pawel.
Call of Banksy
Mi-2014, la communication s’enclenche, les premières ébauches émergent, accompagnées par des slogans coup de poing (« En temps de guerre, tout le monde n’est pas soldat » et autres « Fuck the War! ») qui feront les choux gras de la presse jeu vidéo. Porté par un trailer d’animation se lamentant en sous-texte de l’absence de la question civile dans les blockbusters occidentaux, This War of Mine alimente une imagerie indé rebelle déjà bien vivace qui lui permettra de se faire un nom quelques mois avant sa sortie. « On ne s’y attendait pas », s’étonne Pawel, peut-être un brin hypocrite. Car 11bit, derrière son humilité apparente, s’est inspiré des experts en matière de buzz, Banksy en tête, dont le travail a inspiré le trait lourd et le vernis monochrome dépressif de This War of Mine. « Son style est si poignant, avoue Przemyslaw Marszal, directeur artistique. Il a un côté très dur, ça nous parle. Ses tags ont un message à faire passer ». 11bit prend exemple pour faire entendre le sien, profondément antimilitariste, malgré son détachement revendiqué vis-à-vis des enjeux macro-politiques. « On ne veut pas donner de leçon, rappelle Pawel, si ce n’est sur l’atrocité de la guerre ».
Le remords, spécificité du jeu vidéo
« Au cinéma, il est relativement aisé de produire un rire, de la haine ou de la compassion. Mais comment créer le remords ? »
_Pawel Miechowski
Pawel ne fait pas de demi-mesure : This War of Mine est le jeu le plus important de sa carrière, lui qui, au sein de CD Projekt, a pourtant travaillé sur le premier build de The Witcher – le trésor national polonais. Pour le scénariste, c’est l’occasion de prouver que le jeu vidéo permet ce que d’autres médias ne peuvent pas accomplir. « Au cinéma, il est relativement aisé de produire un rire, de la haine ou de la compassion. Mais comment créer le remords ? Les jeux peuvent vous placer dans une situation dont vous êtes responsable, et donc vous faire ressentir une palette plus large d’émotions ». Il s’est donc agi pour 11bit de bâtir un outil, une simulation crue, dure, mais équitable, afin d’y transposer le grotesque de la guerre et les choix tristement cornéliens qui rythment les tribulations des civils en perdition, emprisonnés par le destin. Propulsé dans une bâtisse dévastée par les tirs de mortiers, contrôlant trois survivants, le joueur n’a aucune indication sur la démarche à suivre, et meurt vite. « La guerre n’a pas de didacticiel », résume Pawel, tout en se défendant d’avoir créé un « simulateur d’atrocités ». « C’est une représentation des épreuves émotionnelles et des combats de ces personnes, ajoute le scénariste. Choisir de mal agir déshumanise et aura fatalement un impact sur le moral des personnages. En temps de guerre, on tente surtout de rester humain ».
Un jeu intègre ?
« La guerre n’a pas de didacticiel »
_Pawel Miechowski
Pour s’assurer d’une totale liberté créative, les Polonais sont passés par l’autoédition, une solution préférable pour eux – ils ne voulaient pas répéter le désastre de Six Days in Fallujah, brusquement annulé par Konami. « Les gros éditeurs influencent inévitablement le développement, croit savoir Karol Zajaczkowski. On n’aurait pas pu montrer ce que l’on veut. Il y a un viol, par exemple, et je ne suis pas certain qu’on ne nous aurait pas demandé de le retirer ». La forteresse d’intégrité de 11 bit vacille toutefois lorsqu’il s’agit de transposer le réel dans le virtuel. Si les membres du studio se sont portés volontaires pour être modélisés dans le jeu afin de donner un cachet authentique, la question d’utiliser des enfants pour modèle dans un jeu de guerre cruel a fait reculer les positions. « J’ai songé à faire scanner mes deux fils pour les inclure, indique Przemyslaw Marszal. Mais je ne veux pas qu’ils y figurent. L’un a sept ans, l’autre deux ans. Je ne veux pas qu’ils soient transposés dans un jeu où les personnages peuvent mourir ». Un recul – maladroitement comblé par un partenariat avec l’ONG War Child – qui trahit la distance qui existe encore entre la potentialité de se retrouver assiégé et la réalité d’une multitude de conflits, étrangers aux yeux de beaucoup. Et pour cause, les créateurs de 11 bit ne sont pas des militants, ni des journalistes. Ils ne se sont pas déplacés sur des zones de guerre pour expérimenter directement les horreurs qu’ils décrivent. De fait, leur approche jusqu’au-boutiste émane d’un idéalisme distant et presque enfantin. « J’aimerais juste, naïvement, qu’il y ait la paix partout », nous confie Pawel. This War of Mine, l’Imagine du jeu vidéo ?
This War of Mine
PC, Mac, Linux
Jeu disponible en téléchargement sur Steam et en boîte sur PC
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