A mi-chemin entre les œuvres de Frank Miller (Sin City, The Dark Knight Returns) et le récit interactif à la Telltale (The Walking Dead), l’épisode 1 de The Detail, sorti en octobre dernier, est passé inaperçu. Premier jeu des finlandais de Rival Games, ce thriller policier à la patte graphique singulière nous plonge dans une Amérique ravagée par les guerres de gang liées aux cartels de la drogue. Outre le classique rôle de l’enquêteur, on incarne également un indic, au vert depuis quelques années mais qui se voit contraint de replonger après le meurtre de son ancien chef. Jukka Laasko, PDG de Rival Games, et JD Sorvari, scénariste en chef, reviennent pour nous sur le développement du titre ainsi que sur le dynamisme de la scène finlandaise.
Games _ Comment est né The Detail ?
Jukka Laasko _ Tout a commencé début 2012. Je regardais l’épisode final de The Shield, et je me suis demandé pourquoi il n’y avait pas de jeux aux thèmes similaires, qui s’inspirent de la vie réelle – les drames policiers sont parmi les films et séries TV les plus regardés depuis des décennies. Je sais qu’il existe une adaptation en jeu vidéo de The Shield, mais je parle d’un jeu dans lequel vous incarneriez les personnages au lieu de seulement participer à l’action. Vos choix auraient des conséquences, et vous mettraient à l’épreuve moralement par une approche réaliste de la drogue, de la violence et des gangs. Bien sûr, le jeu vidéo s’est attaqué à ces problèmes, mais la plupart du temps il s’agit de jeux qui s’inspirent de la science-fiction ou de la fantasy – bien que des exceptions comme Heavy Rain existent. Un peu plus tard, j’ai soumis l’idée à des amis, et rapidement on s’est retrouvés à quatre, chacun avec ses aptitudes. Il n’a pas fallu longtemps avant que nous postulions à un accélérateur de startup, le remportions, puis nous retrouvions à la GDC 2013. Depuis, nous construisons l’entreprise autour de cette passion pour les histoires interactives.
Vous avez pu bénéficier d’aides du gouvernement finlandais. Comment ?
JL : Si l’industrie finlandaise du jeu vidéo se porte aussi bien aujourd’hui, c’est en partie grâce à l’aide du gouvernement. Les startups peuvent demander de nombreuses subventions gouvernementales. Elles sont généralement accordées aux entreprises les plus prometteuses afin qu’elles puissent boucler leur premier prototype. En somme, l’État aide les jeunes startups à survivre à la « Vallée de la Mort » [la période entre le premier financement de la startup et le moment où elle génère ses premiers revenus].
Vous vous demandez sûrement comment ce système est possible. La réponse est simple : l’État compte sur un retour sur investissement via les taxes dont les startups s’acquittent. Pas toutes, évidemment, mais certaines d’entre elles parviennent à ce stade. Supercell (Clash of Clans) en est l’exemple parfait. Ils ont reçu environ un million d’euros du gouvernement pour les phases de prototypage. Aujourd’hui, ils ont remboursé cent fois ce montant en taxes. J’admire cet état d’esprit qui veut que l’on rembourse le gouvernement afin que l’on puisse aider ceux qui ont du mal à débuter, et j’espère y contribuer quand notre tour sera venu.
« Échouer en Finlande est comme une sorte d’humiliation publique. Les Finlandais ne comprennent pas que l’échec fasse partie de l’entrepreneuriat »
_ Jukka Laasko
Dans un article de blog, vous faites part d’une certaine frustration vis-à-vis de l’industrie finlandaise. Pourquoi ?
JL : Je tenais à ouvrir les yeux des startups finlandaises spécialisées dans le jeu vidéo. L’image de notre industrie a été quelque peu déformée dans les médias en raison du grand succès rencontré par quelques studios. Cependant pour chaque succès, on dénombre des échecs dont on ne parle que très peu. J’ai vu de nombreux entrepreneurs considérer la Finlande comme un eldorado, penser qu’en travaillant simplement dans notre pays, les investisseurs se presseraient à leurs portes.
On trouve actuellement environ 250 studios de jeu vidéo en Finlande, et cela ne cesse d’augmenter. Cet énorme flux de nouvelles entreprises crée une barrière aux yeux des investisseurs qui sont confrontés à un pic d’incertitude. Beaucoup de ces compagnies vont échouer. Il est donc de plus en plus compliqué pour les investisseurs d’avoir ne serait-ce que l’opportunité d’apercevoir les studios prometteurs au milieu de cette masse.
Un autre sujet intéressant à aborder serait l’échec en lui-même. Échouer en Finlande est comme une sorte d’humiliation publique. Les Finlandais ne comprennent pas que l’échec fasse partie de l’entrepreneuriat, contrairement aux Américains. C’est pourquoi très peu de personnes ont le courage de parler publiquement ici. En tant qu’industrie, il y a un certain nombre de choses que l’on peut apprendre du succès d’autrui, mais il y a bien plus à comprendre de nos échecs.
Je dirais donc que l’industrie du jeu vidéo en Finlande possède deux aspects : le côté arc-en-ciel décrit dans les médias, et le second dont on parle peu. Pour grandir, nous avons besoin de les prendre en compte de façon équitable.
« Le modèle épisodique peut menacer l’intégrité du jeu, mais ce sont les joueurs eux-mêmes qui décident quelle expérience est digne d’être réalisée »
_ Jukka Laasko
Parlons de votre jeu épisodique, The Detail : pensez-vous être capables de le terminer ? Ou devez-vous récolter plus d’argent ?
JL : La question n’est pas évidente d’un point de vue commercial : combien d’épisodes sommes-nous prêts à réaliser s’ils ne sont pas profitables ? Après tout, personne ne veut faire un jeu qui ne se vend pas. Ce que je peux dire cependant, c’est que le premier épisode s’est suffisamment vendu pour justifier de continuer à travailler sur la franchise. Le futur nous dira le sort réservé à The Detail, mais le second épisode commence à ressembler à quelque chose d’intéressant.
Ne pensez-vous pas que le modèle épisodique peut constituer une menace à l’intégrité de l’expérience ? Par exemple, si les fonds se tarissent en plein développement de l’épisode 3, votre vision se retrouve amputée…
JL : Comme je le dis plus haut, aucun business ne peut opérer sans générer assez de revenus. Pareillement, il n’y a pas d’utilité à continuer une série si le feedback du public est mauvais. C’est un modèle standard que l’on retrouve dans l’industrie télévisuelle depuis des décennies.
Quant à The Detail, heureusement, la retour des critiques et des joueurs fut très bon, même s’il ne nous a pas vraiment permis de décoller. Mais nous savions dès le départ que les ventes n’allaient pas être exceptionnelles pour le premier épisode, notamment parce que nous sommes un nouveau studio. Le modèle épisodique peut effectivement menacer l’intégrité du jeu, mais ce sont les joueurs eux-mêmes qui décident quelle expérience est digne d’être réalisée.
« Le jeu vidéo est un art. Et l’art est destiné au partage, à l’échange d’opinions »
_ Jukka Laasko
N’existe-t-il pas justement, dans le jeu vidéo plus qu’ailleurs, une dictature du consommateur ? De plus en plus, les développeurs s’adaptent, voire aseptisent leurs jeux pour servir une expérience formatée. Si les joueurs décidaient de ne plus acheter The Detail, seriez-vous soudainement convaincu qu’il ne s’agit plus d’une œuvre satisfaisante ?
JL : Oui, il y a une dictature du consommateur, à un certain degré. Lorsque vous êtes seul, vous avez l’opportunité de repousser les barrières du média de façon plus aisée. Néanmoins, lorsque les jeux que vous créez payent les salaires d’une douzaine de personnes, cela limite le type de risques que vous pouvez prendre. Cela dit, le modèle épisodique autorise une certaine latitude dans la prise de risque. Vous pouvez par exemple tester quelque chose de mineur à chaque épisode au lieu d’y consacrer d’office d’importantes ressources qui ne seront potentiellement pas pertinentes. Dans The Detail, la direction artistique souffre d’incohérences car elle est partiellement expérimentale.
Quant à la façon dont je perçois le succès d’un jeu en dehors des revenus qu’il génère, c’est assez simple : qu’a-t-on appris en tant que personnes et en tant qu’équipe ? Est-ce que nous, nous pensons que le jeu était bon ou non ? Et encore plus important, y a-t-il des éléments que l’on n’aime pas mais que l’on peut arranger ? Si on obtient des réponses claires à ces questions, le jeu résulte d’un bon travail.
« La dictature du consommateur fait partie intégrante du processus d’optimisation »
_ Jukka Laasko
Ensuite, comme nous le savons tous les deux, le jeu vidéo est un art. Et l’art est destiné au partage, à l’échange d’opinions. Ainsi prêter attention aux retours constitue une part importante du développement d’un jeu épisodique, et c’est un avantage capital comparé au modèle traditionnel de vente. Au lieu de faire confiance aveuglément à notre design, on a la possibilité de l’affiner jusqu’à ce que l’épisode final sorte. Donc dans un sens, on pourrait dire que la dictature du consommateur fait partie intégrante du processus d’optimisation.
Je connais beaucoup de studios qui ont réussi à se faire un nom, à créer un flux régulier d’argent et une bonne base de fans. Une fois qu’ils ont cela, ils commencent à plancher sur le « jeu de leurs rêves » : un jeu qui reflète seulement leur vision, et ne concède rien à leur audience. En réalité, le Walking Dead de Telltale est exactement cela. Les consommateurs voulaient un FPS avec Rick Grimes en tant que personnage jouable. Telltale a travaillé durement pour incorporer leur approche dans l’univers de The Walking Dead, bien avant de révéler quoi que ce soit sur le jeu. Le résultat fut excellent. Donc oui, les joueurs décident quels jeux valent d’être réalisés, mais dans le même temps ne savent pas toujours ce qu’ils veulent. Cependant, réussir à trouver le réel besoin n’est pas une tâche facile, et c’est quelque chose dont l’industrie devrait se préoccuper un peu plus.
« Plus que The Wire, ce sont surtout les livres de David Simon, l’auteur de la série, qui ont servi de matériaux de base »
_ JD Sorvari
Qu’est-ce qui vous a poussé vers le thriller policier ? Et quelles ont été vos principales inspirations (The Wire et Sin City ne semblent pas très loin) ?
JL: Le manque de nouveaux titres du genre, surtout ceux qui se concentrent fortement sur l’aspect narratif. Dès le départ, The Wire a été une très forte influence, avec d’autres superbes séries télé comme The Shield et True Detective. On s’est également inspiré de notre passion pour les comics et les romans graphiques (Frank Miller, entre autres), du coup le style visuel s’est imposé comme une évidence.
JD Sorvari : Plus que The Wire, ce sont les livres de David Simon, l’auteur de la série, qui ont servi de matériaux de base : Homicide : A Year on the Killing Streets et The Corner : A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood. Je suis aussi un grand fan de thrillers nordiques, dont j’adopte l’angle d’approche des personnages.
Avez-vous fait des recherches sur de vrais crimes pour en incorporer des éléments dans The Detail ?
JD : Si The Detail ne se fonde sur aucun cas en particulier, on a tout de même voulu lui donner un cachet réaliste. Il y a plusieurs villes aux États-Unis qui font aujourd’hui face aux crimes de gangs et règlement de comptes dans des proportions inédites dans leur histoire. C’est ce tournant qu’on essaie de transcrire dans The Detail. Et parce que la réalité est souvent bien plus étrange que la fiction, on se tient au courant chaque jour des crimes qui ont eu lieu afin d’en extraire ces petits détails absurdes que personne ne pourrait imaginer. L’esprit criminel peut être vraiment bizarre.
Pourquoi placer l’action de The Detail spécialement aux États-Unis ? On peut imaginer qu’Helsinki doit avoir ses criminels. Ne faut-il pas que le jeu vidéo reflète la diversité de ses développeurs, en Europe ou ailleurs ?
JL: Vous avez tout à fait raison. C’est quelque chose dont on a beaucoup débattu récemment avec l’équipe. Cependant, le genre auquel on emprunte le plus, le roman noir, est habituellement situé aux États-Unis. Nous introduisons déjà un singulier mélange entre point and click et roman graphique. Choisir un endroit peu familier aurait pu déstabiliser la plupart des joueurs. Toutefois, on a tenu à incorporer dans l’histoire une certaine atmosphère en phase avec le sinistre héritage scandinave qui nous définit. À l’avenir, cet aspect sera mis plus en avant, dans The Detail comme dans de futurs projets.
« Avoir recours au noir et blanc pour recréer des émotions est un défi intéressant, dans la mesure où tout repose sur la maîtrise du contraste »
_ Jukka Laasko
Le noir et blanc est de plus en plus en vogue dans le jeu vidéo, mais parfois on a l’impression que ce n’est qu’un élément de marketing, que ça ne nous dit rien sur le jeu ou les personnages…
JL : La plupart des artistes peuvent créer des émotions via des visuels spectaculaires qui utilisent la couleur. Avoir recours au noir et blanc pour recréer ces émotions est un défi intéressant, dans la mesure où tout repose sur la maîtrise du contraste. De notre côté, le choix d’une telle direction artistique collait parfaitement avec l’atmosphère du roman noir. Plein de gens nous ont même encouragés à adopter ce style pour toutes les phases de jeu, mais je pense que cela ne ferait qu’affaiblir l’expérience. Le noir et blanc peut s’avérer très utile pour évoquer une certaine palette d’émotions, mais sa surexploitation n’amène rien de bon.
En jouant à The Detail, on se demande si vous tentez de produire un discours politique. Puis vient la fin du jeu, dans laquelle nos choix sont accolés à des statistiques du monde réel (sur la brutalité policière par exemple). On sent que vous essayez de faire passer un message progressiste sur les institutions policières et sur le combat contre le crime en général. N’est-ce pas incompatible avec le modèle épisodique qui implique de choisir un camp, potentiellement opposé à celui que vous défendez ?
JD : Je ne pense pas qu’il soit possible de créer un produit culturel sans exprimer une opinion. Mais le jeu n’a pas été développé avec un but politique particulier en tête. The Detail est la combinaison d’un genre très américain et de nos sensibilités nordiques. On espère utiliser cette tension entre ces deux pôles afin d’apporter un nouveau type de profondeur à l’histoire, de lui donner une saveur unique.
Les mémos de la fin ont été posés là afin d’ancrer le choix des joueurs dans la réalité, de leur donner une substance, afin qu’ils puissent en considérer la portée éthique. Je ne dirais pas qu’ils empêchent les joueurs de jouer à leur manière, mais je suis d’accord sur le fait que cela peut rendre les choix plus durs à effectuer dans le futur. Je ne vois rien de condamnable là-dedans. Les décisions dans un jeu doivent être difficiles, réflexives.
Par ailleurs, je ne vois aucun problème à ce qu’un jeu se fonde sur des choix sous-tendus par un parti-pris moral. Puisqu’il est impossible de matérialiser une liberté totale dans un jeu, on doit trier les choix qui seront présentés aux joueurs ainsi que leurs conséquences. Certains jugements de valeur sont implicites. Cela ne veut pas pour autant dire que choisir la réponse « moralement correcte » produira de bons résultats. La route vers l’enfer est pavée de bonnes intentions.
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