Dans cet entretien, Eiji Aonuma, le producteur de The Legend of Zelda, définit l’essence de la série, en évoque l’actualité et le futur, et révèle son âme de… saltimbanque nantais !
Article initialement publié dans Games #1 (décembre 2013-janvier 2014).
GAMES _ Selon vous, quelle est l’essence de Zelda ? Pour Shigeru Miyamoto, son inventeur, il s’agit du « sentiment d’évoluer avec le jeu ».
Eiji Aonuma _ M. Miyamoto m’en a effectivement parlé. La taille de la jauge de vie et le nombre d’objets acquis augmentent progressivement au fil de la partie, mais les utilisateurs évoluent aussi par eux-mêmes, s’habituent aux mécanismes, s’améliorent et meurent de moins en moins fréquemment. Ces deux aspects sont connectés l’un à l’autre, et le nom de Link vient en quelque sorte du lien entre le héros et le joueur, de la façon dont ils évoluent ensemble et simultanément. D’ailleurs, à chaque fois que l’utilisateur remporte un succès, il faut le féliciter et l’encourager. Dans A Link Between Worlds (3DS, 2013), un bouclier maudit entoure le château d’Hyrule. Dans une précédente version du jeu, lorsque Link brisait le maléfice à l’aide de l’épée de légende, le sage Sahasrahla disait : « C’est prodigieux, Link ! L’épée de légende a détruit la barrière avec une telle facilité ! ». Quand il a vu ce passage, M. Miyamoto est entré dans une colère noire et s’est écrié : « La Master Sword n’y est pour rien, c’est LINK qui a gagné ! » (rires). Et il a modifié la réplique, qui s’est transformée en : « Tu as détruit la barrière avec une telle facilité ».
« Nous souhaitons intégrer aux futurs Zelda des éléments qui accroîtront la sensation d’autonomie qu’éprouvent les joueurs »
_Eiji Aonuma
Avant de produire A Link Between Worlds, avez-vous analysé A Link to the Past (Super Nintendo, 1991) ?
J’étais déjà chez Nintendo à l’époque, mais je n’avais encore dirigé aucun jeu. C’est A Link to the Past qui m’en a donné envie. J’aimais beaucoup la manière dont le jeu répondait constamment aux actions de l’utilisateur, quelles qu’elles fussent – par exemple, quand Link agitait son épée, il pouvait couper l’herbe, ce qui procurait un certain plaisir au joueur. C’est ce que j’ai voulu conserver dans A Link Between Worlds, tout en conférant à Link un nouveau pouvoir que je trouve fascinant : se fondre dans les parois.
A Link to the Past rompait avec la « non linéarité » du premier The Legend of Zelda sur NES (1986). De son côté, A Link Between Worlds s’appuie sur une structure ouverte. S’agit-il d’un retour aux sources ?
Nous avons longtemps pensé que les utilisateurs souhaitaient être guidés d’un bout à l’autre du jeu. Mais de nombreux fans nous ont dit que les derniers Zelda n’offraient pas suffisamment de possibilités et ne les autorisaient pas à explorer les donjons et les environnements extérieurs aussi librement que par le passé. Du coup, nous nous sommes demandés si nous ne devions pas reconsidérer les conventions de la série. Ainsi, dans A Link Between Worlds, Link peut louer très tôt de multiples objets lui permettant d’accéder à tel ou tel donjon ou telle ou telle zone, au choix. Et nous souhaitons intégrer aux futurs Zelda des éléments qui accroîtront la sensation d’autonomie qu’éprouvent les joueurs.
Les donjons de Zelda sont uniques dans l’histoire du jeu vidéo. Lorsque vous en bâtissez un, par quoi commencez-vous ?
Par un thème, c’est-à-dire un objet [arc, grappin, marteau… ndlr] et un élément centraux (feu, eau…), parfois associés à un but plus large (secourir un personnage emprisonné par exemple). Nous essayons d’unifier le tout, et nous édifions ensuite le donjon en greffant des idées à ce point de départ.
« J’adore Les joyeux pirates de l’île au trésor, auquel a participé Hayao Miyazaki. L’esprit et le style graphique de ce film ont inspiré The Wind Waker »
_Eiji Aonuma
Parlons de The Wind Waker HD (Wii U, 2013). Pourquoi un monde maritime ?
Les deux premiers Zelda auxquels j’ai participé, Ocarina of Time et Majora’s Mask, mais aussi les épisodes qui leur étaient antérieurs, se déroulaient tous sur la terre ferme. Nous avions envie de changement et avons pensé à un océan, ce qui a logiquement mené à l’idée du bateau. Je voulais également représenter l’invisible, et notamment le vent. A un bateau à moteur ou un canoë, un temps envisagés, nous avons donc préféré un bateau à voile – d’où la baguette magique grâce à laquelle Link contrôle la direction du vent. Par ailleurs, le fait de proposer une grande étendue d’eau comme seul terrain de jeu nous semblait légèrement ennuyeux, ce qui nous a poussé à imaginer cet Hyrule englouti.
Aviez-vous en tête des influences spécifiques en développant The Wind Waker ? On songe souvent à Princesse Mononoké, d’Hayao Miyazaki, et La Belle au Bois dormant, de Clyde Geronimi.
J’ai grandi en regardant Dôbutsu Takarajima [Les joyeux pirates de l’île au trésor en français, une adaptation animée de l’Île au trésor de Robert Louis Stevenson datant de 1971 et à laquelle Hayao Miyazaki a participé, ndlr], et j’adore ce genre de longs-métrages pleins d’aventures. L’esprit et le style graphique du film ont inspiré The Wind Waker.
En 2003, à la sortie de The Wind Waker, vous avez déclaré l’avoir créé pour votre fils. Que désiriez-vous lui transmettre ?
Tout d’abord, Link est un garçon très « pur ». Il doit voyager seul pour sauver sa sœur kidnappée, puis pour vaincre Ganon – et même s’il s’agit juste d’un enfant, il va très loin et se démène pour y parvenir. Par ailleurs, mon fils a aujourd’hui 11 ans, mais j’avais écrit les dialogues quand il était petit [particulièrement ceux du bateau parlant qui conseille et transporte Link, ndlr], et j’y avais placé plusieurs messages à son intention. En les relisant, j’ai eu peur qu’il les trouve désormais trop autoritaires, et cela m’a un peu embarrassé… J’ai donc adouci certaines répliques (rires).
« Si je n’avais pas travaillé chez Nintendo, j’aurais peut-être rejoint La Machine, une compagnie nantaise de théâtre de rue ! »
_Eiji Aonuma
Pourquoi faites-vous des jeux vidéo ?
(rires) Une question fondamentale ! A l’époque de mes études d’art, je fabriquais des « Karakuri Ningyô», des poupées mécaniques [qui lui ont valu d’être recruté par Shigeru Miyamoto, ndlr]. J’aimais déjà jouer des tours, surprendre et rendre heureux les gens. A mes yeux, le développement de jeux a le même but. En France, une compagnie nantaise de théâtre de rue, qui s’appelle La Machine, construit des structures géantes et mouvantes – un immense éléphant par exemple. Si je n’avais pas travaillé chez Nintendo, je les aurais peut-être rejoints (rires) !
Mais au départ, vous envisagiez de devenir publicitaire ?
Les deux domaines me semblent assez similaires : la façon dont vous vous exprimez doit attirer l’attention des gens, les émouvoir…
Quelle principale leçon tirez-vous de votre carrière ?
En matière de game design, il est décisif de savoir ce que ressentent les utilisateurs. Il est bien sûr important d’avoir de bonnes idées, mais si vous n’arrivez pas à les transmettre d’une manière très précise, elles seront inutiles. Vérifier qu’elles ont effectivement été comprises, et procéder aux ajustements nécessaires, prend beaucoup de temps. En somme, je pense que les joueurs sont probablement les personnes les plus intelligentes du monde, mais aussi les plus narcissiques – je fais référence ici à une citation de Will Wright [l’auteur des Sims, qui a dit : « Les gens sont narcissiques par nature. Ce qui les concerne, même les choses les plus ennuyeuses, sera dix fois plus intéressant que tout le reste. Sur les Sims, les joueurs passaient des heures à créer des personnages à leur image. Pour la première fois, ils pratiquaient un jeu sur leur vie », ndlr].
L’ancien président de Nintendo, Hiroshi Yamauchi, est mort en septembre 2013. Qu’avez-vous appris à son contact ?
Son message a toujours été le même et peut se résumer en un mot : dokusô [« originalité » en français, ndlr]. Nous respectons encore ce principe et tentons de l’appliquer à tous nos jeux.
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