La première rencontre avec l’équipe d’Isbarah s’est faite comme dans un speed dating. C’était en novembre dernier, lors de l’Indie Game Play#3, où nous enchaînions les rendez-vous avec les développeurs, minutés par un chronomètre digne d’un jeu de course. Vingt minutes pour faire connaissance et tester un peu – parfois cela suffit, souvent ce n’est pas assez. Quand on est tombé sur Isbarah, avec ses références à Vanillaware et son concept impossible entre manic shooter, plateforme et une touche de RTS, la curiosité nous a piqué. Rendez-vous fut donc pris à quelques semaines de la sortie du jeu (prévue pour le 25 février sur PC et Mac), pour discuter de ce projet insolite et de son équipe. Piloté par Aurélien Loos, Leikir Studio ne développe en effet pas seulement un titre hardcore aussi étonnant que réfléchi, il est aussi un exemple emblématique de ces développeurs français qui n’ont pas fait du jeu vidéo leur seule activité. Rencontre avec un ambitieux au regard lucide.
I. Leikir Studio, le modèle indé idéal ?
Games _ Peux-tu nous parler de ton parcours et de ce qui a mené à la création de Leikir ?
Aurélien Loos _ Dès mes 15 ans j’ai eu envie d’ouvrir une boîte dédiée au cross media, où on pourrait explorer des univers via le jeu, le dessin animé, le livre, sans forcément raconter les mêmes histoires. Mais je me suis toujours dit aussi que je ne pouvais pas diriger des gens si je ne connaissais pas leur métier. Tenir une boîte, c’est un vrai job. J’ai donc mis dix ans à me former, à travailler dans l’édition, le jeu vidéo, le web… Au départ, j’étais monteur vidéo. À 20 ans, j’ai ouvert ma première société, où j’ai fait toutes les erreurs possibles. Cela m’a servi à acquérir les connaissances afin de monter ce studio, et construire quelque chose de stable permettant de comprendre l’environnement dans lequel j’allais être plongé en France. Car il y avait aussi la question : « Est-ce qu’on ouvre ailleurs ? ». Et très honnêtement, j’avais envie d’ouvrir ici pour dire qu’on peut faire les choses de manière différente, que cela fonctionne, qu’on peut dépasser les monopoles de l’édition, du cinéma ou de l’audiovisuel. Puis il fallait que je trouve un associé qui partage ma vision, et surtout qui complète mes compétences.
« À 20 ans, j’ai ouvert ma première société, où j’ai fait toutes les erreurs possibles. Cela m’a servi à acquérir les connaissances afin de monter ce studio »
_ Aurélien Loos
Quand on adopte un modèle comme le vôtre, comment fait-on pour être bon en tout ?
Déjà, il faut être patient. Il faut avoir conscience qu’on ne peut pas s’attaquer directement à tous les domaines. Aujourd’hui, on en a deux et demi : la partie Web qui est dirigée par mon associé, où on commence à développer des projets en interne et pas seulement de la prestation. Et la partie jeu, qu’on a ouvert une fois que la première était rentable. Là nos jeux vont sortir et on espère qu’ils permettront d’ouvrir la suivante, et ainsi de suite.
À terme l’idée est de ne faire que de la création originale ?
Oui. Toutefois, même si la prestation est souvent dénigrée (quand certaines boîtes font des jeux pour la pub par exemple), nous, on a un avantage : nos développeurs Web adorent le Web. Et on travaille avec des start-up qui ont des exigences technologiques très élevées. Pour les gens qui bossent sur cette partie, c’est stimulant : ils n’ont pas l’impression de faire de la prestation pour que la boîte tourne. Et comme on la chance d’avoir une certaine réputation, notamment grâce à Yann, mon associé, ce sont les clients qui viennent nous voir. Donc on sélectionne les projets qu’on a envie de faire, ce qui est à la fois mieux pour nous et mieux pour le client, qui sait que si on travaille avec lui, c’est que son projet nous plaît.
Tu dirais donc que pour vous actuellement la situation est plutôt… bonne ?
Oui et non, car tu as toujours le décalage entre où tu veux arriver et où tu en es. La situation serait bonne si toutes nos branches étaient ouvertes. Aujourd’hui on n’a pas encore vendu le premier jeu, on ne sait pas comment cela va se passer. La situation est cool car avec très peu de moyens et de l’intelligence, on a réussi à monter une boîte où les gens sont contents de venir travailler, où les projets sont intéressants, ce qui humainement est important. Sauf qu’aujourd’hui on est encore une petite société. Donc il va falloir qu’on soit stratégique pour passer à la vitesse supérieure. Notamment avec nos prochains jeux.
II. Isbarah, ou le shoot’em up narratif
Comment définirais-tu Isbarah ?
C’est une fusion entre le platformer et le bullet hell, un sous-genre du shoot’em up, beaucoup plus fondé sur les skills que sur la notion d’attaque. C’est un jeu particulier. Il n’y a pas de niveaux où l’on affronte des séries d’ennemis. Dans les shoots, les moments les plus excitants sont souvent les combats contre les boss. On s’est donc dit que ça pourrait être intéressant de ne garder que cette partie, et que ça pouvait créer aussi quelque chose en matière de mise en scène. La particularité de cette fusion des genres, c’est qu’elle fait cohabiter deux aspects de gameplay de manière asymétrique : tu joues ton personnage comme dans un platformer, et ton ennemi, lui, se comporte comme dans un bullet hell. La fusion vient de la surcouche de gameplay et des trois pouvoirs mis à disposition : un ralenti, un dash que tu peux faire dans n’importe quelle direction, et une plateforme que tu peux tracer et dont tu peux aussi te servir comme bouclier. On a donc à la fois le stress du shmup et le fait de devoir gérer le mouvement, anticiper les tirs, et surtout bien utiliser les pouvoirs, car une fois qu’ils sont épuisés, c’est la mort. Il y a donc toute une réflexion sur la gestion des ressources qui s’ajoute, et c’est très plaisant, car la sensation de progression est énorme.
« Ce qui a décidé des graphismes et des patterns, c’est l’histoire »
_ Aurélien Loos
Y’a-t-il un shoot’em up en particulier qui vous a marqué et qui a servi d’inspiration au jeu ?
L’idée d’Isabarah vient de l’un de nos développeurs, qui est un très gros joueur de la série Touhou, des danmaku qui nous ont énormément inspirés. Ensuite, ce qui a décidé des graphismes et des patterns, sans qu’on s’en rende compte, c’est l’histoire – ce qui est un peu étrange pour ce genre. C’est le premier truc qu’on a écrit, du coup la direction artistique en a découlé, et lorsque notre level designer est arrivé, il a fait une première passe sur les combats en mode pur shoot’em up. Puis il a recommencé en se disant que chaque pattern devait représenter le caractère du boss, son look, sa situation… et là on a abouti sur des choses totalement différentes.
En quoi les patterns représentent-ils les ennemis, concrètement ?
Par la logique de pensée qu’ils t’obligent à épouser. Un boss brutal testera davantage tes réflexes. Certains personnages qui incarnent des rêves ou des cauchemars auront des patterns extrêmement instables, qui bougent dans tous les sens, qui se déstructurent et se restructurent. On a par exemple une sorte de loup-garou qui se comporte comme un chasseur. C’est avec lui qu’on introduit des nouveaux patterns qui déclenchent des pièges sur ton passage, ou d’autres à petites fréquences, comme s’il était en mode guérilla. L’idée c’est de trouver à chaque fois le trait de caractère du boss, et s’en servir pour donner une tonalité au pattern. Pour nous c’était une vraie problématique. Il fallait que tous ces patterns soient intéressants, car tu as tous tes pouvoirs assez tôt. Grâce au playtesteurs, on s’est rendu compte par exemple que progressivement ils n’employaient plus les pouvoirs de la même manière : initialement, ils utilisaient le mur pour se protéger, puis se mouvoir. Pourtant, ils avaient les mêmes options depuis le début du jeu, mais ils ont fini par varier leur usage. Ils perdaient ainsi cette sensation de faire tout le temps la même chose. Cela tient exclusivement aux différentes manières dont les patterns attaquent le schéma mental du joueur.
« L’idée était de mettre de la « psychologie » dans les patterns, qui représentent le caractère de chaque boss »
_ Aurélien Loos
Vous vous en êtes aperçus au fur et à mesure des tests, ou vous l’aviez anticipé ?
Pour être honnête, les deux. On savait que chaque boss devait être différent, puisqu’on a une structure de jeu très normée, comme beaucoup de shmup ou de platformers. Dès le départ on savait donc qu’il nous fallait des boss avec une tonalité forte, qu’elle vienne de leur graphisme, leur musique, leurs patterns… En revanche, il y a des choses qui ont émergé et qu’on n’avait pas prévu. Notamment ce que j’expliquais, entre le début et la fin, où tu n’as plus l’impression d’avoir les mêmes pouvoirs. Et je suis un grand fan de Shadow of the Colossus, où chaque combat m’a marqué par la sensation qu’il m’a procuré. La volonté d’octroyer un caractère à chaque boss était donc présente d’emblée. C’est assez marrant, l’idée était finalement de mettre de la « psychologie » dans les patterns.
Comment avez-vous pensé l’aspect plateforme ?
C’est surtout le bullet hell qui a conditionné son utilisation et sa fusion avec le reste du jeu. Notre gameplay platformer teste davantage ta capacité à trouver un chemin. La physique exerce une contrainte sur toi, et le fait de pouvoir créer des chemins avec le mur, de te déplacer rapidement, permet de t’en sortir pour affronter le bullet hell. La partie plateforme est donc arrivée dans un second temps, une fois qu’on avait bien digéré celle du shmup.
« Le level designer est comme le monteur d’un film. C’est lui qui a tous les ingrédients, et qui va livrer l’expérience finale au joueur »
_ Aurélien Loos
En somme, vous implantez du level design dans le danmaku, qui d’habitude n’en a pas ?
Il est clair que notre partie platformer a ajouté tout un sens du level design, à l’intérieur même du danmaku, qui n’était pas forcément présent à l’origine. Pour moi, le level design est une discipline qui n’est pas assez exploitée. Le level designer est comme le monteur d’un film. C’est lui qui a tous les ingrédients, et qui va livrer l’expérience finale au joueur. Il y a beaucoup de studios qui ont une bonne idée, mais qui ne réfléchissent pas assez à leur level design. C’est fondamental, car c’est ce que tu vas donner à raconter à ton joueur. Et il est clair que notre jeu n’est qu’un jeu de level design, et c’est aussi pour cette raison qu’on a fait autant de playtests.
Pourquoi rapproches-tu le level design du montage ?
(Rires) Pour deux raisons : le montage est une affaire de rythme, comme le level design. Avec un mauvais level design, ton joueur va s’ennuyer, ou au contraire, il n’aura pas le temps de profiter de tout ce qui se passe parce que tu ne vas pas lui donner le temps de réfléchir. Là tu lui as laissé trop de respiration, ici pas assez. C’est la même chose avec le montage au cinéma : il y a des scènes, des plans que tu dois laisser, que tu dois faire durer pour que la personne ait le temps de s’en imprégner. A l’inverse, il y a des plans que tu vas écourter à la limite de la compréhension ou de l’interprétation, parce que tu veux donner un effet spécifique. L’autre point commun entre le level designer et le monteur, c’est qu’ils ont les éléments finaux du jeu ou du film. Le montage, c’est le moment de réécriture du film, et c’est un peu la même chose avec le level designer. Il a les matériaux du jeu. Alors en effet, c’est plus simple de refaire ceux d’un jeu, mais en définitive, un mauvais level design, c’est comme si tu avais une bonne histoire mais pas la personne qui sait comment la raconter. Et ton level designer est ce type qui va bien raconter ton histoire.
III. Promotion et édition
Comment allez-vous promouvoir le jeu ?
Depuis deux mois, on discute avec les gens sur les forums, on a fait une version beta fermée qu’on a fait tester aux gens, pour voir si ça leur parle, s’ils ont envie d’en discuter autour d’eux. Puis on a beaucoup discuté avec des Youtubers, qui nous ont fait des vidéos. Du coup c’est chouette, on a des gens de tous profils, des Français, Américains, Allemands… Et c’est intéressant de voir comment eux parlent du jeu, comment ils le reçoivent. Mais on a quand même une problématique : notre jeu est atypique dans pratiquement tous ses choix.
« Nous avions envie d’explorer des choses inédites, de fusionner des genres, de briser les lignes existantes »
_ Aurélien Loos
Justement, pourquoi avoir choisi un jeu de niche pour un premier titre ?
On n’a pas forcément consciemment choisi de faire un jeu de niche. Enfin, en partie si. On sait que le jeu vidéo est ultraconcurrentiel, et il faut être réaliste, ce serait prétentieux de dire : je vais faire un super FPS, on est 5, on a 100 000€ et on va éclater tout le monde, notamment les mecs qui sont à 300 et qui ont 70 millions de budget. Puis nous avions envie d’explorer des choses inédites, de fusionner des genres, de briser les lignes existantes. Et quand tu fais cela, tu te retrouves dans une niche. Souvent ce sont des sous-genres très précis qui sont déjà bien définis, qui ont des règles censées être immuables. Ce sont les plus drôles à casser, les plus drôles à fusionner avec une autre. Et stratégiquement faire un jeu de niche c’est intéressant, cela permet de ne pas se perdre, de ne pas aller se confronter à n’importe qui.
Comment pensez-vous sortir le jeu et toucher la presse ?
On a un partenaire, Neko, qui a beaucoup de contacts et va nous donner un coup de main pour les versions presse. Après, il y a plein de choses pour aider, notamment celles que l’État essaie de mettre en place. Mais si tu es malin, tu arrives à financer ton jeu, donc le vrai problème ce n’est pas de le produire : ce dont on aurait besoin, c’est plutôt de contacts avec l’étranger. Par exemple le gouvernement veut faire un Steam à la française, et je n’y crois pas du tout. On est dans un marché mondial, personne ne vend localement. Ce qui serait plus pertinent, c’est qu’ils mettent en place un pont pour les sociétés, que tous les trois mois on puisse avoir un événement avec la presse internationale.
Pourrais-tu envisager de travailler de A à Z avec un éditeur ?
Oui, si ça a du sens – si on veut monter en puissance. Ce qui me gêne c’est quand on fait des choses sans raison – se dire par exemple : « moi je cherche un éditeur parce que c’est comme ça qu’on fait dans le jeu vidéo », ou encore : « pour moi les éditeurs ce sont tous des pourris ». Si j’ai besoin d’aller voir un éditeur pour une raison précise, je le ferai. Tout en me protégeant au maximum. Car on n’est pas dans un monde de Bisounours, et tu peux tomber sur des bons comme sur des mauvais éditeurs.
Quels éditeurs t’intéressent aujourd’hui ?
Devolver, forcément, qui est en mode superstar, a un catalogue intéressant et assez sexy en matière d’indés et dont les jeux fonctionnent bien. J’aime aussi les Allemands de Daedelic. Les gros éditeurs, je ne les connais pas assez – certains ont une bonne réputation, comme Iceberg qui publie Amplitude notamment. Tu sais qu’avec eux tu n’auras pas d’embrouilles. Mais c’est difficile d’évaluer la pertinence d’un éditeur car il ne va pas accompagner tous ses jeux de la même manière suivant ses propres enjeux stratégiques. Il y a certains vers qui j’aimerais aller, soit par facilité de business, soit parce que leur ligne éditoriale me plaît. Mais de là à dire lesquels sont bons ou mauvais… Ce serait prétentieux de ma part.
Isbarah
Leikir Studio / Neko Entertainment
PC, Mac, Linux
Sortie 25 février 2015
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