Les yeux rivés chaque jour sur leurs écrans, les créateurs de jeu vidéo oublient parfois d’ouvrir d’autres fenêtres sur le monde. Au mieux ils puisent dans le cinéma, la peinture, la bande dessinée, plus rarement ils vont eux-mêmes au contact de la réalité, sinon pour la cartographier, la numériser, la simuler. À mille lieux des habitudes de l’industrie, indépendants inclus, The Coral Cave opte pour un chemin de traverse rare, celui du jeu sans qui l’expérience, le vécu, et surtout le regard – sur un lieu, ses habitants, sa culture -, ne serait rien. Ce jeu de voyage et d’aventure (forcément), développé par un couple nomade, Cécile Brun et Olivier Pichard, est aussi et surtout un jeu fait main. Un point and click dont les décors et les personnages sont entièrement conçus avec du papier, des crayons, des pinceaux, comme on ferait un livre d’illustration interactif. Actuellement en bivouac à Annecy, l’Atelier Sentô (c’est leur nom de scène) nous a accordé un entretien où ils reviennent sur leur parcours, leurs influences et leur démarche, teintée d’artisanat et de partage. L’attente avant la sortie du jeu (leur premier), prévu pour 2016, promet d’être longue.
I. Voyage à deux
GAMES _ Quels sont vos cursus ?
Olivier Pichard _ Ils sont assez différents. J’ai fait Arts plastiques à l’Université. Et Cécile du japonais. On s’est rencontré lors d’un festival sur le thème du Japon. Ensuite nous sommes partis vivre un an là-bas, du côté de Niigata, à l’occasion d’un échange universitaire pour Cécile. C’est là qu’on a passé un mois à Okinawa, ce qui nous a inspiré pour le jeu.
J’ai vu qu’auparavant vous aviez fait de l’illustration, du court-métrage, pouvez-vous m’en dire plus ?
Cécile Brun _ Au départ on se destinait à la bande dessinée. On pensait vraiment en faire notre vie. Puis on a réalisé qu’on pouvait faire des choses ensemble. À partir de là on a commencé à travailler sur plusieurs supports différents. Au Japon, on eu en effet cette idée de tourner un court-métrage. C’est venu sur un coup de tête. On s’est promené dans une forêt, on imaginé une histoire, puis on a acheté une caméra et on a tourné avec des gens du coin.
Olivier _ Ensuite on a beaucoup travaillé pour Spera, un projet créé par un auteur de comics canadien. Il écrit tout, et chaque chapitre de l’histoire est dessiné par des dessinateurs qui viennent des quatre coins du monde.
« On ne finance pas le jeu. Il n’y a rien à financer. On utilise du papier, des crayons, des logiciels gratuits… »
_Olivier Pichard
Cécile _ On a réalisé plusieurs chapitres comme ça…
Olivier _ Puis on s’est lancé dans le jeu.
C’est arrivé vite finalement ?
Cécile _ Vite, non. Pendant plusieurs années on a démarché des éditeurs de BD, sans jamais obtenir de retour positif…
Olivier_Enfin si, mais souvent ils font durer pendant des années : « Oui oui, ça nous intéresse, je vais vous réécrire, envoyez-moi dix pages… » Et deux ans après il ne s’est rien passé et les choses traînent. Il y a aussi le fait qu’on a passé un an au Japon. Qu’on y retourne souvent durant deux, trois mois.
Cécile_Entre-temps on a eu cette idée de jeu, qui est née il y a trois ou quatre ans. Et sur laquelle on a vraiment décidé de se mettre il y a deux ans.
Vous avez une autre activité ?
Cécile _ Pas vraiment. On travaille du matin au soir sur le jeu. Il y a bien quelques petits projets à côté, mais ce n’est pas vraiment du travail.
Comment financez-vous le jeu ?
Olivier _ On ne le finance pas (rires). Il n’y a rien à financer. On utilise du papier, des crayons, des logiciels gratuits… Pour vivre on a une petite aide du RSA, elle nous suffit pour l’instant.
II. Créer en marchant
Pour revenir sur vos anciens travaux, et notamment les illustrations, vous n’avez pas essayé de les montrer, par exemple au travers d’expositions ?
Olivier _ Si nous sommes actuellement à Annecy, c’est parce qu’on fait une exposition sur notre jeu durant un mois et demi à la bibliothèque Bonlieu. On essaie de lancer ce genre d’événement, pour faire parler du jeu, et présenter aussi notre travail.
D’où venez-vous ?
Olivier _ De Bordeaux, et l’on déménage chaque année pour découvrir de nouveaux endroits. L’an dernier on est arrivé à Annecy, et on a passé une année ici, c’est comme ça qu’on a eu le contact pour cette expo.
Il y a une démarche nomade dans votre travail ?
Cécile _ On s’inspire beaucoup de nos voyages et de nos sorties. On fait par exemple énormément de croquis en extérieur. Tous les jours on marche une heure, dans la forêt, dans la nature. On a besoin de changer de paysage.
« Nous travaillons d’après ce que l’on voit, on n’a pas d’autres références. On essaie de représenter la réalité telle qu’on la perçoit »
_Cécile Brun
Il y a une certaine maturité dans votre trait. L’influence du manga sur les auteurs occidentaux n’est pas nouvelle, mais je trouve que votre dessin a quelque chose d’assuré et personnel qu’on voit rarement chez ceux qui adoptent ce style. D’où cela vient-il ?
Olivier _ Peut-être du croquis d’observation. Du fait qu’on travaille quasiment tout d’après nos souvenirs et nos expériences. C’est pas comme si on était chez nous, et qu’on imaginait un truc qui se passe à Okinawa, c’est vraiment parce qu’on y allé, qu’on a aimé, qu’on a envie de raconter les choses vues là-bas.
Cécile _ Je ne sais pas si notre trait est mature. Ce qui est important, c’est qu’on travaille d’après ce qu’on voit, on n’a pas d’autres références. On essaie de représenter la réalité comme on la perçoit.
Le terme de maturité était peut-être mal choisi. Disons qu’il y a quelque chose de vivant qui se dégage. Mais il y a quand même des influences, j’imagine ? Ne serait-ce que la BD japonaise.
Olivier _ Nous avons beaucoup lu de bande dessinée japonaise, et notamment tout ce qui s’inspire du folklore : les travaux de Shigeru Mizuki, auteur de Kitaro le repoussant. Ou Daisuke Igarashi, à qui l’ont doit de nombreuses histoires courtes, avec une légère tonalité fantastique. On a aussi été beaucoup influencé par le cinéma japonais, et des cinéastes tels que Shinji Somai (Typhoon Club, Sailor Suit and Machine Gun…), qui a tourné beaucoup de chroniques adolescentes. Ou bien Nobuhiko Obayashi, qui était très célèbre dans les années 1980 et absolument inconnu chez nous. Une sorte de Spielberg japonais, qui réalisait des histoires populaires et expérimentales à la fois, notamment par le traitement de l’image. C’est très coloré.
Cécile _ On est souvent attiré par les couleurs. Par des formes végétales ou vivantes, des choses comme ça. On veut être inspiré par des gens observant la réalité.
III. Faire un jeu à l’aquarelle
Pourquoi travailler à la main ?
Olivier _ Tout simplement parce que c’est comme ça qu’on a tout le temps travaillé. Déjà s’attaquer à un jeu c’est quelque chose de complètement nouveau pour nous, si on devait par-dessus le marché changer de technique, ce serait impossible. Ensuite c’est parce que ça manque dans le paysage du jeu vidéo, où on a trop tendance à tout faire par ordinateur.
Cécile _ Et c’est quand même beaucoup de plaisir. Notre plus grand même dans la création du jeu.
Olivier _ Il se passe aussi des choses intéressantes quand on confronte des techniques aussi différentes que le jeu vidéo et l’aquarelle. On ne peut pas travailler comme on le ferait pour une bande dessinée. Il faut penser au résultat sur ordinateur, à la composition des plans, aux différentes couches de décor, lorsqu’il bouge en parallaxe, ce genre de choses.
« Il se passe des choses intéressantes quand on confronte des techniques aussi différentes que le jeu vidéo et l’aquarelle »
_ Olivier Pichard
Vous avez dû vous former au jeu vidéo, ou c’est quelque chose que vous aviez déjà fait ?
Cécile _ On n’avait jamais rien fait (rires). Mais lorsqu’on a découvert des jeux comme Machinarium, on s’est dit « Pourquoi pas nous ? ». Puis on s’est lancé. L’avantage c’est qu’on utilise Wintermute, un logiciel gratuit…
Olivier_Il est spécialement conçu pour ce type de jeu, donc il y a assez peu de connaissances techniques à avoir pour commencer. Après c’est vrai qu’on comprend de mieux en mieux, et qu’on arrive davantage à s’adapter au produit final. Mais pour débuter on peut créer sa première scène avec très peu de choses. Cela nous a beaucoup aidé pour nous lancer. Ensuite pour ce qui est de se former au jeu vidéo, depuis qu’on a mis en chantier The Coral Cave, on joue énormément à d’autres jeux d’aventure. Ce qui nous permet d’observer ce qui marche, ou pas, et de trouver une voie différente. C’est-à-dire que si on retrouve plusieurs fois une énigme dans les jeux, on va éviter de la reprendre. À l’inverse, si une énigme qu’on a conçu n’a jamais été vue ailleurs, on va la fignoler.
Quels jeux vous permettent d’évoluer ?
Olivier _ À l’origine il y a les jeux d’Aminata Design, parce qu’ils accordent toujours une importance à la narration visuelle. On aime moins ce qui repose trop sur les dialogues. Ces jeux où le décor devient inutile, où on a juste à cliquer sur des choix de dialogue jusqu’à que ce soit terminé et que la fin du jeu soit débloquée.
Cécile _ On aime donner envie aux gens de mieux observer ce qui les entoure.
Une forme de point and click plus traditionnel finalement ?
Cécile _ Traditionnel je ne sais pas, mais un exemple typique de ce dont je parle, c’est Botanicula d’Aminata Design. Où il faut interagir directement sur le décor. On n’est même plus le personnage qui interagit avec lui. C’est bien pensé, très intelligent. Cela pousse les gens à développer leurs capacités d’observation.
IV. De la réalité au jeu
Comment avez-vous pensé le scénario par rapport à ce lien qui doit se créer avec l’espace ?
Olivier _ Là encore cela vient de nos voyages. Quand on est parti à Okinawa pendant un mois, on a voyagé d’île en île. À chaque fois qu’on arrivait sur une nouvelle île, on récupérait sa carte. Ensuite on se promenait en essayant de repérer des endroits, de les retrouver, de faire notre propre petite aventure dans les sentiers indiqués. C’est vraiment cette idée-là qui prime dans la conception du jeu. Vouloir retrouver ce sentiment d’exploration, d’un petit endroit, mais qui est truffé de mystères et de choses à découvrir.
Le jeu était déjà là dans la réalité en quelque sorte…
Olivier _ Voilà. Un peu comme quand on a fait notre court-métrage, en nous promenant dans une forêt, où les arbres nous ont inspiré l’histoire. Là c’est un peu la même chose, c’est cette expérience initiale qui a continué de nous hanter et a fini par aboutir sur le principe du jeu.
« On aime donner envie aux gens de mieux observer ce qui les entoure »
_Cécile Brun
À propos des énigmes, comment faire pour qu’elles soient cohérentes avec l’univers et ce que vous voulez raconter ?
Olivier _ C’est la partie la plus difficile, ou disons ce qui nous ralentit le plus. Dans le sens où il faut que l’énigme soit entièrement conçue pour qu’on puisse peindre le décor. Pour leur création, c’est avant tout inspiré par l’endroit où se déroule l’action, et notre petite héroïne. On essaie de réfléchir avant tout aux éléments qu’on va mettre à disposition. Par exemple pour la première énigme, qu’on peut voir dans la vidéo, elle fonctionne avec les coraux trouvés sur la plage. Après on se demande comment les utiliser de manière amusante. Et comment répartir des indices dans le décor, de manière logique. C’est un va-et-vient entre ce qu’on a à notre disposition et le type de décor, comment on peut y glisser des indices, pour créer une sorte d’image cohérente où la plupart du travail serait à faire dans la tête du joueur, et non grâce à des lignes de codes compliquées, ou des animations à foison. Là où dans la plupart des jeux d’aventure ils font des économies par un surplus de dialogues, on essaie que cela passe plutôt par la réflexion et l’observation du joueur.
Vous essayez de créer du feedback avec un minimum d’éléments
Olivier_C’est ça, il ne faut pas oublier qu’on est deux. Donc on essaie d’être efficace. Il faut avant tout que ce soit cohérent et amusant à faire. On a trop souvent vu dans les point and click des énigmes qui donnent l’impression que c’est juste de la frustration. C’est à dire qu’il y a un point B, à portée de vue, puis il va avoir un tas de choses embêtantes à faire pour ralentir le joueur et l’empêcher d’atteindre ce point. Souvent du surplus interminable de dialogue. Ou des allers-retours pour aller chercher un petit objet, caché comme un pixel.
Le jeu joue peu sur les allers-retours ?
Olivier _ Assez peu. On essaie avant tout de proposer un voyage dans cette île, ce sera un parcours, et on va changer assez régulièrement de zone, dans chacune il y aura peut-être d’assez courts allers-retours, mais sans jamais revenir au début du jeu pour ramasser la brosse à dent qui était dans la cuisine pour l’utiliser sur le chat à la fin du jeu ! (rires) Ce sera souvent des environnements cohérents. On veut éviter ce genre de flottement, où on ne sait pas trop si on a les bons éléments pour résoudre l’énigme, s’il faut laisser tomber, aller vers l’avant. Et quand on a la flemme on va tout simplement voir la soluce.
V. L’île aux enfants
Pouvez-vous en dire un peu plus sur l’histoire du jeu, ses intentions ?
Olivier _ On s’est inspiré pour commencer d’un voyage sur une toute petite île qu’on pouvait parcourir d’un bord à l’autre en cinq minutes de marche. Nous étions les seuls touristes. Il y avait juste une rue. En nous promenant, on rencontrait toujours le même groupe d’enfants qui s’amusait. C’est en essayant d’imaginer leurs aventures, dans un endroit aussi petit et fini, que nous est venu cette histoire. Pour en dire plus sur le scénario, notre but est de créer un va et vient, entre un environnement très réaliste, comme dans nos voyages où on a observé ces iles. Et le surnaturel, vers lequel on progresse dès qu’on entre dans les forêts un peu touffues, sombres et remplies d’insectes étranges…
Cécile _ Il faut savoir qu’Okinawa est en lieu particulier, qui a été complètement rasé durant la guerre. La culture a été quasiment anéantie. Donc tout ce qui était là avant a été écrasé. Aujourd’hui, il n’y a plus que des souvenirs de guerre et les bases américaines. C’est une situation singulière. De suite on ressent ça sur l’île principale où la vie est concentrée. Mais dès qu’on part vers ces petites îles autour, il y a une sorte de liberté. Un recul. Et non seulement on retrouve alors des bribes de la culture du passé, mais aussi une capacité à imaginer quelque chose de nouveau. Ils sont libres de créer ce qu’ils veulent sur ces endroits-là. De plus les gens sont éduqués avec une sorte d’imaginaire, une croyance dans le fait que par exemple les morts sont parmi nous.
« Nous voulons créer un va-et-vient entre un environnement très réaliste, comme dans nos voyages, et le surnaturel »
_ Olivier Pichard
Le jeu est-il un « conte » d’Okinawa ?
Olivier _ Ce n’est pas un conte, mais c’est comme si la vie de la petite héroïne rencontrait un conte qui va influencer son aventure et sa vie.
Vous allez continuer à développer le jeu en France, ou vous pensez peut-être retourner à Okinawa pour le nourrir ?
Cécile _ Dans l’idéal il ne faudrait pas qu’on bouge trop, afin d’avancer plus vite. Mais dans la vie on ne peut pas prévoir, et de toute façon si on a des opportunités d’aller au Japon, on ira. On voudrait que les dialogues, la voix, la narration, soient faits par une actrice d’Okinawa. Auquel cas on aimerait pouvoir se déplacer là-bas pour l’enregistrement.
C’est une narration off tout au long de l’aventure, il n’y a pas de dialogues à proprement parler ?
Olivier_On rejoint un peu l’idée du conte : c’est un des personnages du jeu qui raconte l’histoire, et en même temps qu’elle est partie prenante du récit, elle va interpréter les voix des autres personnages. D’un côté cela nous donne cette ambiance de conte, et de l’autre cela nous permet de résoudre le problème du doublage. Chose assez compliquée pour des indépendants comme nous sans argent.
Quelles sont aujourd’hui les plus grosses difficultés en terme de création ?
Cécile_On rencontre tout le temps des problèmes, puisqu’on découvre tout. Par exemple là je m’occupe de la musique du jeu, alors que je n’ai jamais fait de musique avant, donc j’apprends à utiliser les logiciels, c’est énormément de travail. Mais on y arrive toujours. En réalité la chose à laquelle on a vraiment du mal à faire face, c’est la paperasse (rires). On dû créer notre entreprise, et ce n’est pas du tout notre milieu. C’est complètement absurde, et incompréhensible. On a l’impression de ne pas avoir notre place là-dedans. Il n’y a aucune catégorie prévue pour nous, c’est compliqué…
Quand espérez-vous finir le projet ?
Olivier _ Dans l’idéal pour l’année prochaine, mais après, va savoir… Disons que ça avance plutôt bien, une bonne partie des problèmes sont résolus, on avance, il faut juste réussir à mettre de côté des choses accessoires.
Comment comptez-vous faire connaître le jeu ?
Cécile _ On n’a pas tellement envie de faire de la grosse publicité pour le jeu, plutôt de partager notre expérience avec les gens. De leur donner envie de faire les choses, de prendre leurs crayons, de barbouiller, sans forcément acheter des gros logiciels. On essaie de montrer toutes les étapes, de partager notre avancée. C’est une manière de faire de la communication, et surtout d’être proche des autres. C’est très gratifiant, et surtout ça nous aide à avancer.
//
The Coral Cave
Atelier Sentô
PC
Sortie 2016
+ Suivez le développement de The Coral Cave sur le site d’Atelier Sentô, sur Tumblr et Twitter
++ Suivez également le work in progress et les conseils de l’Atelier Sentô chez nos confrères d’indiemag.fr
No Comments